157.
Théâtre Du Trou du Monde.
La plus grande salle, celle de 120 personnes, est remplie.
— Pas de téléphone portable, dit l’ouvreuse. Aujourd’hui nous enregistrons pour la télé, il ne faut pas le moindre risque de perturbation.
Le rideau s’ouvre et l’artiste surgit et commence sur un ton tonitruant son premier sketch, déclenchant aussitôt le premier rire qui va lui donner accès à tous les suivants.
Tout en égrenant ses gags les uns après les autres, Marie-Ange Giacometti remarque deux visages au premier rang.
Elle est troublée un dixième de seconde, elle a reconnu Lucrèce Nemrod et son collègue, le grand bonhomme chauve à lunettes qui avait fait le clown avec elle lors du spectacle d’hommage au Cyclope.
Elle a un léger frémissement mais ne se laisse pas déconcentrer, bien dans l’axe des deux caméras vidéo qui la filment sur son flanc gauche et son flanc droit.
Elle joue le sketch de la concierge. Le sketch de la femme obèse. Le sketch de l’accouchement difficile.
La salle est hilare, mais elle ne peut empêcher son regard de retourner vers Lucrèce et Isidore au premier rang, qui ont l’air réjouis comme des « spectateurs normaux ».
Plus qu’un sketch et ensuite elle saluera et pourra prendre une douche. Tel un cheval galopant dans la dernière ligne droite, elle accélère sur le final. Mais soudain se produit l’inconcevable. Au beau milieu d’un de ses sketches, alors que l’attention est à son paroxysme, Lucrèce Nemrod se lève et monte sur scène.
Sans la moindre gêne, l’intruse esquisse un petit salut à la salle comme si elle faisait partie du spectacle.
Les spectateurs sont surpris, mais ils applaudissent. Ils savent que dans un spectacle d’humour tout fonctionne sur les coups de théâtre.
Attaquée par surprise sur son propre terrain, Marie-Ange n’ose réagir.
Alors, sur un ton badin, Lucrèce en articulant exagérément prononce :
— Marie, Marie, Marie,… Ah ? Tu te souviens de notre séance de sadomasochisme quand on était jeunes toutes les deux au pensionnat ?
— Bien sûr bien sûr, ma « Lulu ».
— Eh bien nous allons la refaire, n’est-ce pas ? Ici devant tout le monde ! Ça te dirait ? Viens donc par là, n’aie pas peur, tu me fais confiance, n’est-ce pas ?
La salle rigole. Prisonnière du rire de son public persuadé qu’il s’agit d’un numéro prévu, Marie-Ange tend mécaniquement les deux bras pour se donner une allure comique.
Et Lucrèce Nemrod sort de sa poche une corde. Elle lui lie les mains dans le dos, puis l’assoit sur une chaise et lui entrave les chevilles.
La salle retient son souffle, intriguée. Puis la jeune femme sort d’une autre poche une paire de ciseaux et les montre au public qui, après une hésitation, choisit de rire et d’applaudir, puisqu’ils ont payé 20 euros précisément pour ça.
— Cela s’était passé un peu ainsi, tu te souviens Marie, mon ange adoré ?
— Tout ça est si lointain… si lointain… euh, ma Lulu, répond Marie-Ange, cherchant à masquer son malaise par un jeu excessif.
— Hmm… il y avait aussi un peu de public mais moins qu’aujourd’hui, n’est-ce pas, Marie, Marie mon sucre d’orge ?
Lucrèce Nemrod coupe méthodiquement un par un tous les boutons de son chemisier.
Marie-Ange, ne sachant comment réagir, continue de sourire et de paraître détendue selon le principe cher à Talleyrand : « Quand cela nous dépasse, ayons l’air d’être les instigateurs. »
Lucrèce dégage le haut du chemisier, dévoilant le soutien-gorge noir en dentelle, puis passe les ciseaux sous l’élastique qui maintient les deux bonnets.
— Arrête, Lucrèce, murmure Marie-Ange. Tu n’es pas drôle. Ce soir tout est filmé.
Mais l’autre répond en élevant le ton :
— Hmm, et nous avions très chaud, ce soir-là, tu te souviens, Marie, ma petite tigresse de velours ?
— Très bien ma Lulu adorée.
— Ah, tu avais déjà le sens de l’humour. Et tu m’avais dit : « La clef de l’humour, c’est de surprendre. »
Alors Lucrèce coupe d’un coup l’élastique et Marie se retrouve torse nu, les seins à l’air face à son public.
— Vous savez ce qu’elle m’a dit ? « Arrête, Lucrèce, tu n’es pas drôle ! » Et vous public, vous trouvez ça drôle ?
La salle rit et applaudit pour gérer sa propre gêne.
— Tu vois que ça leur plaît, Marie mon ange. Alors laisse-toi faire, on va créer le clou du spectacle.
Après une hésitation, Marie-Ange décide de faire semblant de sourire.
Lucrèce sort un feutre et commence à lui dessiner un poisson. Puis elle écrit en dessous « POISSON D’AVRIL ».
— C’est aujourd’hui ! Quelle meilleure manière de fêter le 1er avril ? Tu ne trouves pas, ma Marie d’amour ? Alors on continue ?
Déjà elle approche les ciseaux du pantalon.
— Arrête Lucrèce, c’est en direct ce soir, tu ne te rends pas compte, murmure-t-elle avec de la rage dans la voix.
— Où est ton second degré ? Et puis regarde, ça leur plaît ! Personne ne dort dans la salle, je peux te l’assurer, n’est-ce pas, messieurs dames ? Allez, on encourage l’artiste.
Comme pour confirmer la salle émet une salve d’applaudissements enthousiastes.
— Tu me paieras ça, Lucrèce ! profère à voix basse la comique.
Mais déjà les ciseaux claquent.
— Mais enfin qu’est-ce que tu veux ? gronde-t-elle. Une vengeance ?
— Oui, d’abord. « L’enfer n’est pas suffisamment grand pour contenir la colère d’une femme bafouée. »
— Eh bien ça y est, tu l’as eue. Quoi d’autre ? Que veux-tu à la fin ?
Lucrèce commence à découper le bas du pantalon et remonte sur les cuisses.
— Je veux la BQT et je pense que c’est toi qui l’as, murmure-t-elle.
Alors Marie-Ange, saisie d’une énergie soudaine, se dégage de ses liens, bouscule Lucrèce et bondit vers les coulisses.
Le temps que les deux journalistes réagissent la comique a déjà disparu dans la coursive extérieure pour rejoindre la rue. Elle enfourche sa moto Harley Davidson rose et file dans la nuit.
Mais Lucrèce et Isidore ne veulent pas abandonner. Ils sont déjà sur ses traces dans leur Moto Guzzi-side-car.
La poursuite les lance dans Paris.
Cette fois elle ne m’échappera pas.
Mais Marie-Ange roule à tombeau ouvert et surtout se faufile plus facilement qu’un lourd side-car. Au coin d’un boulevard, au moment où le feu passe au vert, elle écrase la pédale de frein, laissant une longue traînée sur l’asphalte, juste avant le feu. Surprise par la manœuvre, Lucrèce répond avec retard, freine de toutes ses forces, mais à l’issue de sa longue glissade se retrouve de l’autre côté du boulevard au moment où le feu passe au vert.
Le temps de traverser, Marie-Ange n’est plus qu’un point qui s’escamote au loin. Lucrèce bloque sa poignée d’accélérateur au maximum, et le side-car avale le boulevard relativement désert à cette heure de la nuit.
Le point au loin se met à grossir.
Les automobilistes voient passer cette amazone à la poitrine nue et aux cheveux noirs flottant au vent, et plusieurs perdent le contrôle de leur véhicule, provoquant des petits accidents.
Ce qui rend la poursuite plus difficile encore.
Même les policiers n’osent intervenir. Tout le monde se range pour observer ces deux femmes qui foncent dans la ville sur leurs engins pétaradants comme deux cavalières de l’Apocalypse.